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Serie Π: la Voix du Texte

Lorsque nous étions en répétition de la pièce écrite et mise en scène par Joel Jouanneau Sous l'oeil d'Œdipe au théâtre de Vidy-Lausanne (Suisse), une journaliste de la Voix du Nord me rappelant à ma chronique régulière, m'a proposé d'écrire ce temps de travail du comédien. Plusieurs textes en sont restés, sans autre usage que d'en risquer ici l'assemblage.

Nous avons entamé avec Joel Jouanneau l'ascension de ce sommet classé l'Œdipe, connu pour n'être pas l'Olympe, tortueux sans doute mais potentiellement jouissif à l'arrivée. Notre problème était d'attendre et non de s'y lancer : nous avons commencé par retarder les échéances puis à un moment, je ne sais pas pourquoi c'était dans une voiture, je lui ai dit qu'on pouvait, qu'en tout cas pour moi c'était mûr. Certitude que je n'avais rien d'intime à régler dans ce rôle aveuglant : ce que le théâtre devait libérer s'était produit avant ou ne se produirait jamais. Je pourrai laisser parler l'homme seul, voir s'écouler ce qu'il n'avait pas à dire, ouvrir l'autre partie hors conscience du je d'acteur. Il a formé une équipe solide et chevronnée, complémentaire et bien mieux qu'idéale autour du texte qu'il avait écrit, et nous avons commencé par chercher dans l'espace sans nous soucier de ce que serait le décor. Maintenir fraîche l'urgence à dire, c'est en cela que le début de cette histoire est grecque et requestionnée, n'étant pas tout à fait hiérarchisée il restait des places à confirmer : est-il certain que le public soit en face, et dans quelle distance ? Ne doit-on pas le rapprocher et lui donner une responsabilité plus familiale dans ces démêlées. Plus proche ou voyeuse ?

Après les premières répétitions parisiennes, nous avons fait comme le font tous les grands clubs, nous sommes partis dans les montagnes pour compléter la préparation. Du bon air, même si dans les théâtres au fond, il est toujours le même et caverneux. À Vidy Lausanne, nous avons été accueillis par un personnage de la pièce, impossible de démêler s'il était devin, sage ou simple mortel, le berger peut-être, un oracle ou l'émissaire… Il nous a dit qu'il était directeur et René du Lac, nous a ouvert les bras sur un pot général où il n'y avait à boire que ses bonnes paroles, son amour du théâtre composé des mots qu'il aime relire ou dire, ceux de Valère Novarina, de René Char, de Roger Blin… C'est un grand capitaine, comme le théâtre public en France en a d'exceptionnels, et moi qui sortais d'une collaboration stérile ailleurs, ça m'a bouleversé. Avec ce René bien nommé on ne se satisfaisait pas de la bonne gestion, le ton « sympa » dégagé ! Non, il a parlé de l'obscurité du théâtre puis il a dit que Jouanneau était son frère, ce qui chez Labdacide - dans nos histoires de famille - n'était pas sans risque mais au sourire que Joël lui a rendu, on a compris qu'en ces circonstances ça racontait un truc aussi fort que l'indéfectible amour. C'est vrai qu'on peut s'éprendre de Jouanneau, parce qu'il travaille en admiration sans contrôle et ne cède pas à la fusion si tentante : la pièce n'est pas « sa » chose, il n'en semble pas jaloux.

Dire que nous avons bien travaillé sous le climat des montagnes et comment, c'est un autre chapitre, les comédiens, tous, se sont révélés parce que chaque ligne de ce texte est inspirée, il est direct et droit. Nul ne s'est mis à psalmodier par idée tragique, comme on se piquerait de faire vieil Odéon quelquefois... en certaines chapelles. Et pourtant le sujet demeure sacré : le ciel au dessus est un très grand homme comme chez Pierre Michon, souvent cité. Nous ne nous confisons pas dans ces adorations rétro ni en prière sur fonds rouges. Je vais pas dire lesquelles, ce qui compte c'est la couleur d'acier que Jacques Gabel a choisi pour étrave et voiles à cette embarcation tragique, et la grande énergie artistique qu'il apporte au projet. On dirait qu'avec Joël ils y travaillent depuis 40 ans, et c'est d'ailleurs vrai.

Commentaires

J'avais prévu de me connecter à ce site en septembre, me voici un peu en avance. Je connais bien Oedipe que j'ai beaucoup fréquenté dans une lointaine vie étudiante. J'ai même traduit Sophocle...(on ne se détourne pas d'une agrégation de grammaire, le jour de l'examen, sans raisons). Peut-être est-ce pour cela que cette version d'Oedipe m'a parlé. Je l'ai vu deux fois à Avignon - un peu de belle littérature dans le magma des spectacles affligeants (première fois à Avignon, et la chute : où les mauvais spectacles parisiens ou des mises en scènes grandiloquentes où l'on se demande si l'on mérite cela...et si le texte mérite cela... Brusquement l'envie de fredonner du Vincent Delerm... et puis finalement pas) Je défends autant que faire se peut les textes pour eux-mêmes.
Donc une bonne surprise que cet Oedipe. La beauté d'un texte, pur, simple comme la belle poésie.
Une première représentation, un peu difficile : c'était le 14 juillet, feu d'artifice incongru et anachronique... retard de la pièce, irritation des spectateurs (une nouvelle nuit sans sommeil) et énervement des comédiens...
Une seconde représentation, plus tard, plus calme,un autre jour, un jeu plus subtil... Le temps de savourer le texte, de le siroter. Plus tard aussi dans l'écoulement du festival, le public n'est pas le même. Il sait les passages qu'on incrimine, qu'on maudit, que la critique déchire. Il les attend avec curiosité plus que défiance. Un public visiblement complice plus qu'ennemi.
J'ai beaucoup aimé cette version, j'ai rédigé un texte destiné à une association de théâtre et dont normalement une copie a été transmise à Monsieur Jouanneau.
Je ne crois pas que l'on puisse regarder Oedipe comme on l'a fait à l'apogée du théâtre grec antique. Notre rapport au mythe est différent. Oedipe est un monstre, d'ailleurs sa démarche boiteuse l'apparente à l'animal. C'est un animal (il n'y a pas de tabou chez eux).
On oublie dans notre trop grande connaissance d'Oedipe que cet épisode n'est qu'une partie de la légende des Labdacides. les Grecs eux la récitaient dès leur plus jeune âge, du moins pour les lettrés.
Et si l'on reprenait la critique dans l'autre sens, cela semble un mot d'ordre de votre compagnie. Et si Oedipe était une victime et non un monstre...
Laïos, le papa de ce vieil Oedipe, le bon roi assassiné... avait, en son temps, profité d'un séjour chez un roi ami pour séduire le jeune fils, qui avait finalement décidé de mettre fin à ses jours... Apollon avait maudit Laios, la malédiction pèse sur Laios : condamné à perdre son pouvoir de roi, assassiné sur un chemin, comme un bandit et abandonné sur le même chemin .., condamné à être humilié dans son honneur de mâle puisque se femme sera engrossée par un autre que lui. Et comble de disgrâce, celui qui accomplira le vengeance, c'est Laios lui-même qui l'engendrera. Pour venger une relation sexuelle, Laios aura une relation sexuelle qui lui donnera la mort (mais à retardement), qui donnera son trône à une autre, et qui donnera sa femme à un autre.
Oedipe n'est plus alors que le misérable vengeur d'une juste querelle et le malheureux objet d'une injuste rigueur, comme l'a dit quelqu'un de célèbre, mais à propos de quelqu'un d'autre.
Quand Oedipe arrive à Thèbes, il est accueilli en héros (après l'épisode de la sphinge). Tirésias le dit dans la pièce. Il est pour tous un idéal.
mais un jour parce que les dieux grecs sont épouvantablement humains, qu'ils se disputent, se jalousent...parce qu'ils n'ont pas la grippe A ou les championnats d'athlétisme de Berlin, ils se disent "Tiens de quoi pourrait-on parler aujourd'hui au 20 heures ? Est-ce qu'on ne pourrait pas ressortir un vieux dossier ... L'affaire Laios!" et voilà Oedipe devenu monstre.
Et voilà le travail de Jouanneau et le vötre qui commence. Et voilà la critique qui regarde par le petit bout de la lorgnette et mesure à l'aune de sa méconnaissance des mythes votre travail. Oedipe ose revendiquer et ne pas totalement regretter ce qu'il a accompli ...Il forme une famille avec tous les problèmes d'une famille, les fils jaloux, la remise en question de l'autorité, les filles qui s'émancipent,...Et l'histoire éternelle qui recommence...
devant la société donneuse de jugements et de conseils.
Si je peux à ce propos donner un conseil / des conseils :
- arrêter de lire les critiques (ce n'est pas facile)
- se construire une petite carapace étanche aux médisances.
- se dire que pour une personne qui émet une remarque négative dans une entrevue organisée avec les spectateurs, il y en a dix qui ne prononcent pas leur satisfaction.
- écouter le public qui sort du spectacle.
C'est ce que j'aurais pu vous dire, si justement je n'avais pas quitté le gymnase du lycée Mistral, passant d'un satisfecit à un autre.

Merci de cette contribution savante, passionnante, jubilatoire et juste, nous avons eu énormément de plaisir à répéter et créer ce spectacle, je ne fais du tintouin ici que parce que cela m'éclaircit, nous savions chaque soir (et peut-être de mieux en mieux) que le public trouvait pitance, et certains se consolaient de ce qu'ils avaient pu espérer ailleurs, une énergie du théâtre, instants sacrés sur un périmètre simple et lisible. Et une histoire captivante comme vous nous le confirmez. L'accueil critique fut déstabilisant, et trop liés aux dépressions festivalières. Nous devons lire les critiques cependant, espérer qu'elles nourrissent après coup(s) ou reviendront à apporter des réponses sans changer notre cible. Votre éclairage est très stimulant, merci encore.

Merci de votre réponse, je constate avec plaisir que vous avez tous eu conscience d'un élan du public, il était difficile de trouver une place après le 16 juillet... Pour revenir à un moment sur l'oracle de Delphes. Si Laios avait savamment écouté l'oracle, il n'aurait pas eu de fils. Il a eu un fils peut-être parce qu'il ne croyait pas assez à l'oracle, il l'a fait tuer ou du moins l'a cru en laissant ainsi la place à la fatalité. Si les critiques n'étaient finalement qu'un forme moderne de cette même fatalité ? destinées à vous conduire sur la pente fatale, celle qui éloigne du public. Il existe aujourd'hui deux formes de théâtres moribonds en France, celui des "soeurs nonettes se déchaînent" au Palace et celui des petits marquis et des précieuses, glorifié par des Trissotin et des Vadius dans les journaux nationaux.. Et puis un theâtre vivant, celui des gens, qui donne aux gens de grands et beaux textes. celui que vous appelez élitaire, que j'appelle moi par "tradition" populaire. Il convient de le garder "pomme de terre" comme vous le dites ...et donc vivant.