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Michèle a toujours raison
Suite des notes prises en répétition. Où il est question de la dramaturgie, c'est à dire de cette place particulière réservée à la réflexion universitaire dans la mise en scène brechtienne. Elle constitue aussi une façon d'assembler les avis toujours très individualisés des interprètes et favorise une mémoire commune. Glorieux combat, obtenir qu'en fin de compte nous jouions tous la même pièce. Ce qui est loin d'être immédiat.
Michèle Raoul Davis, dramaturge et complément légendaire de Sobel, interroge le bruitage d'une scène : si les deux personnages nous décrivent en détail la bataille vue du haut des remparts de Carthage, il n'y a plus besoin de la renforcer par un fond sonore. En l'absence des sound-systems, les effets à l'époque de Carthage, comme à celle de Grabbe, étaient supplantés par l'écriture. La description faite depuis la tour de l'échauguette est cousue de sons et de fureur dans les mots, et contient même d'impressionnants silences non moins décrits.
Réflexion voisine lors d'une autre répétition, celle de la confrontation historique d'Hannibal et Scipion : selon Tite-Live, un discours fleuve d'au moins trois heures. Scène expéditive chez Grabbe, répliques courtes, précision radicale : la pièce ne reproduit pas cette harangue hors du commun et nous épargne sa longueur. Il faut donc considérer que la place singulière de cette scène dans la narration suffit à créer résonance et sa compression à stupéfier le spectateur. Tout est déposé dans l'écriture. Nous n'avons pas à y ajouter d'intentions oratoires ni à y faire vibrer son poids d'Histoire antique. Rien à déclamer ! Qui chercherait l'occasion de refaire les imprécations d'Oreste, la mort de César ou le récit de la bataille d'Abd el Kader avec les accents du Général et les vibratos d'André Malraux ne mériterait que l'indifférence du public. Lui, le public, est peut-être à meilleure place pour comprendre la pièce, ou constater qu'il ne comprend plus rien à force de bouillons et d'écume.
Notons qu'en ces circonstances la parole infranchissable de la dramaturge ne pointe pas les questions de jeu, en France elles sont plus affaires de goût que de sens, peu d'analyse du jeu d'acteur. On laisse vaguement faire puis empirer. Le public subira, choisira. A cette fourche précise, mon chemin se consolerait volontiers d'un fond sonore sur les batailles et un peu d'asséchement dans la grandiloquence. Michèle a toujours raison, jusqu'à temps que l'ennui gagne.
Aucune scène à vrai dire ne supporte le trémolo. Théâtraliser l'histoire, en faire sortir son poids d'horreur et de fascination, l'écriture s'en charge qui ne se limite pas à Rome et Carthage mais laisse percevoir un lien discret à la révolution française, ainsi qu'à Napoléon. Chaque scène, dit Sobel, est une petite pièce complète. L'ensemble est un mille-feuille, on pourrait presque dire que le public se trouve en lecture simultanée, action, sous titres et double-sens. Place à notre intelligence de détection.
Le but recherché est-il seulement de raconter cette histoire ? Chanter une fois encore la grandeur du théâtre ? Ou montrer qu'en évitant ses obligations grandioses, le théâtre offre un raccourci diabolique, plus heureux que la reconstitution des grandes batailles modus péplum. L'écoute attentive libère un écho des marchandages et des tractations tout au long de ces guerres de conquêtes, allusion sans ambiguïté à la naissance du capital. On y parle du peuple, de la futilité des tyrans, des révolutions et des flammes. Loin des ombres tragiques et rutilantes des grandes productions. On approche d'une lecture matérialiste, d'une lecture éclairée de l'histoire, ni Brecht ni Heiner Muller ne s'en sont moqués. L'enchâssement des scènes prend acte de cette puissance du théâtre, autre que la montée chronologique.
Les acteurs n'ont pas à occuper tout l'espace ni à y tenter de grandes envolées, leur présence est dérisoire, frôlant l'échec. On représente un marché à quatre ou cinq, les champs de bataille et les colonnes de prisonnier par une poignée d'acteurs. Ils occupent un coin du plateau plutôt que le vaste espace, on saute certaines difficultés : à défaut de représenter les choses elle sont abrégées, annoncées pied en cap. On peut le regretter, dans une comparaison à d'autres entreprises plus fougueuses, plus jeunes peut-être ou plus habiles, malheureusement pour elles. Renonçant aux usages technologiques, on revendique un théâtre du trompe-l'œil et des panneaux, les cintres reprennent du service.
Alors bon très bien je te présente mes excuses, si tu penses que c'est une bonne direction, alors fais-le. Mais alors fais-le pour toi, voilà c'est tout ce que je dis. Moi, je peux me tromper, je vous l'ai dit moi je me trompe. Mais si tu penses que c'est bien fais-le… Non non je dis ça parce que ta remarque était juste. Si tu penses que c'est bien pour toi, fais-le, sinon ne le fais pas. Voilà c'est tout ce que je peux te dire, sens-toi libre surtout, on ne peut pas mieux dire, sens-toi libre mais écoute bien ce que je t'ai dit, penses-y. C'est pas un reproche que je fais, je le signale. Donc, tu en fais ce que tu veux ! Hein, comprends bien ce que je te dis ! Paroles de Bernard Sobel.
Il doit être un ouvrier considérable étant donné la fidélité qu'on sent naître autour de lui, dans l'équipe. On va vers lui par gratitude pour toutes ces pièces découvertes et donc toute l'imprudence qu'il a su garder, qu'il a toujours accordé à sa mission. Par les temps qui courent, ça peut émouvoir. Il faut admettre qu'il est un habile manieur. On aime ses mouvements de buste et ses gestes, ses camaraderies ses commandes, son contact physique à l'acteur. Son besoin de confrontation confine au pugilat, il cherche les coups comme il cherche le respect. La courtoisie se fait aussi extrême que sa franchise. Il est aussi direct qu'il est déférent et c'est presqu'une règle pour que le ton monte. Jamais à ce point on peut tout se dire. Il assume les jeunes acteurs, les bousille prématurément mais leur offre une chance de se cabrer en répétant à tue-tête : mais alors dis le moi ! Dis-moi Sobel t'es un con, mais dis-le, ne te retiens pas, Sobel tu me fais chier ! Il enclenche dans ces tourbillons de fougue et de râlerie qui atteignent la troupe une sorte de désir, au moins palpable pour tous.
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