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Série Œ : « le rôle... »
Vous m'adressez un questionnaire et j'y réponds avec difficulté, comme si les mots ne m'appartenaient plus pendant le temps de l'interprétation, comme si je ne pouvais pas me détacher de la mission que m'ont confié Jouanneau ou Sophocle. Ca ne rigole pas, au fond des eaux sombres, l'acteur perd le jugement pour s'approcher ventre à terre des mots qu'on lui confie. Nos sensations, nos empreintes prennent la place de l'explication technique, ils parviennent aussi à nous faire traverser les souffrances, les vides inhérents à ces êtres proscrits.
Quel sens donnez-vous à ce rôle d’Œdipe, à votre rencontre avec un personnage de cette stature dans votre parcours d’acteur ?
Vous voulez parler du grand rôle peut-être, des moyens qu'il faut avoir à sa disposition, une bonne voix, du souffle. Et une capacité à exprimer en longueur le grand déchirement, l'absolue perte d'espoir : "S'il est un malheur au delà du malheur il a pour nom désormais le mien". En cyclisme c'est regrouper les qualités d'un bon grimpeur avec celle de l'endurance, pour monter très haut, tenir et prolonger l'effort. Au théâtre l'athlétisme de la souffrance a ses limites ou même agace, les grands tragédiens nous font de la peine. Lorsqu'on me demande ce qu'apporte un tel rôle, je m'entends répondre que ça vide plus que ça n'emplit. J'ai le sentiment d'avoir attendu, presque retardé l'instant de "sortir ce roi". Peur de mal viser, d'en faire les frais. C'est une couronne difficile et lourde intérieurement, une épreuve déstabilisante. On peut s'affubler en scène de certains attributs de pouvoir (paroles ou parures) pour épisodiquement questionner la puissance, qu'il s'agisse de celle exercée sur les hommes par les dispositifs politiques, comme de celle(s) qui nous excèdent, fatalité ou dieux cruels dans l'Olympe. Mais avec Œdipe s'ajoute cette question d'un pouvoir occulte et comme à l'intérieur de soi : main dissimulée qui tire les ficelles de l'identité.
Je me souviens dès l'âge de huit ans, et même avant, de m'être toujours demandé qui j'étais, ce que j'étais et pourquoi vivre, je me souviens à l'âge de 6 ans dans une maison du Boulevard de la Blancarde à Marseille (n° 59 exactement ) m'être demandé à l'heure du goûter, pain chocolat qu'une certaine femme dénommée mère me donnait, m'être demandé ce que c'était, que d'être et de vivre, ce que c'était que de se voir respirer, et avoir voulu me respirer afin d'éprouver le fait de vivre et de voir s'il me convenait et en quoi il me convenait.
Antonin Artaud
Quête de soi, à l'endroit du gouffre. Plonger dans ces interrogations c'est malgré tout tenir tête aux mécanismes du complexe Œdipe, conséquences impressionnantes et trop lourdes de cette révélation-clé du docteur Freud. Œdipe objet d'un culte, saint patron d'une branche florissante de la médecine qu'il convient de célébrer dans toute sa ferveur théâtrale selon certains ou garder dans son approche familiale confidentielle pour d'autres, comme Jouanneau. Il n'attend pas des personnages un choc, ou l'effroi salvateur mais son insoupçonné contraire : s'habituer, entendre et s'en réconcilier. Le texte est d'une accessibilité de débat et d'histoire qui l'ouvre à tous. C'est ici un acte théatral détourné par la vérité du village, on ne règle pas les comptes on côtoie les monstres. Avec la sagesse de celui qui sait, lui, Jœl me fait penser à un personnage de Giono, il en a la force terrienne et cette capacité à percevoir juste en observant les phénomènes.
Œdipe est peut-être le personnage mythique et théâtral par excellence, dans toutes ses métamorphoses et son ambiguïté. Cette image même de « monstre sacré » nécessite-t-elle d’être abordée d’une façon particulière ?
Homme d'abord et rien qu'homme, Œdipe n'est pas un monstre ou ne nous est pas apparu pas comme tel au cours des répétitions, ni chargé du fardeau de sa culpabilité. Toute sa trajectoire semble dépendre de la génèse de la faute, donc du sort qui lui est infligé (exil et règles de l'ostracisme) marqué par cette horreur qui fait du monde un théâtre : lorsque tout lui est révélé, à l'instant de clarté il s'aveugle. Pour ma part j'avance d'abord en me protégeant du grand jeu, votre "monstre sacré" aurait facilement figure de photo figée, indispensable au petit classique usagé. Nous nous sommes accordés sur le fait que l'action ait prise sur l'écoute autant et mieux que toute grande déploration tragique : il s'agit de faire comprendre à tous ce qui se passe. Il y a dans chacun des rôles ce désir utile d'être lisible, et de faire entendre les conflits de paroles. Un élément vient s'ajouter en cours de tournée à ces considérations : le jeu theatral c'est l'usure, parfois la redite, même si chaque soir est inédit. Certains acteurs portent ce péril en eux d'être sublimes un soir et rasant six autres. De l'intérieur, surprise, et pour chacun de nous partagée : le texte se renouvelle, et nous offre son débat vif. J'ai du plaisir à écouter Cadmos au début de la pièce, il me nourrit et ce sont ses mots qui me renvoient à la fabrique du personnage. Imaginons la chambre, la plupart du temps les débats sont ronflants et certains députés n'hésitent pas à s'offrir des trémolos ou des effets de manches pour occuper le "vide", et puis d'autres fois la vigueur des discussions est telle, sa nécessaire contribution à un progrès vers l'autre font que la sobriété et la netteté de transmission l'emporte, il en va ainsi des acteurs. Les soirs où ils s'ennuient et décident d'être sublimes par auto-contemplation ou vague habitude, ça décroche. Nous savons nous qu'il faut réhabiter chaque argument soir après soir, en ce sens la pièce écrite par Jœl nous passionne plus que nous-même, si tout se passe bien (je vous tiendrai au courant, faisant usage de mon droit de délation le plus royal, rien ne vaut les pourritures nobles, suivez-moi).
La particularité d'Œdipe, sans être monstrueuse, est d'avoir dénoué l'énigme, à cette action héroïque certains attribuent une part divine. Il fait donc partie de ces êtres adulés, aux titres très disproportionnés malgré eux, comme certains grands footballeurs, devenu rois. Et le poids de la menace est constante sur ses épaules, comme signe précurseur des revirements de la foule, et annonce des revers du temps : on ne reste pas éternellement l'élu.