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L’INVITATION AU FROMAGE

INT. DES CHANTS GRÉGORIENS EN FOND SONORE

Les frères laissent les gens se disposer dans les rangées, pendant qu’eux-même chantent un Ego sum pauper hymne à la frugalité. Ils disparaissent et se changent, reviennent en costume de manager, avec bonnets et gants de protection…

JACQUES

Dangerosité, approche sécuritaire, packaging et part de marché, hygiène ou praticité, commodité, facteurs accidentogènes… Entre Formatage et refondation, une communication sur les nouvelles tendance s’impose: comment remodeler l’image du fromage ? L’indispensable powerpoint vous est proposé par Alliance Cheese Team l’assurance du plaisir à la bouche.

VINCENT

(en présentateur)

Le marché français des fromages, caractérisé par une forte concentration, est arrivé à maturité. Dès lors il faut s’éloigner de la banalisation et privilégier l’innovation par la création de nouveaux créneaux et la montée en gamme dans des produits à plus forte valeur ajoutée. Le dernier créneau porteur s’articule aujourd’hui autour de l’aliment santé.

[…]

La santé: plus d’une innovation sur quatre est un fromage porteur d’une promesse nutritionnelle.

JACQUES

(en présentateur)

Nutritionalité mais aussi nutrabilité qui peut se mesurer au même titre que le fort potentiel de buvabilité des vins français. Tous ces mots recouvrent des ressentis internes, fortement chargés émotionnellement, qui impactent directement les pensées et au bout du compte les performances. Désireuse d’améliorer la gestion des blocages par une modélisation des compétences, l’Alliance Cheese Team souhaite tout d’abord mettre à votre disposition ces quelques éléments de langage.

VINCENT

(Il chante)

Bel / C’est un nom qu’on dirait inventé pour elle / Quand elle vous lance son rire pasteurisé, telle / Une vache qu’aurait fumé toute l’herbe de son pré / Et passé son lait à la machine à laver / J’ai posé mes yeux sous sa robe d’aluminium / des croutes fondues, de la gélatine et du calcium / Quel / Est celui qui lui jett’ra le premier gruyère / Qu’on le plonge nu dans une fondue de Saint-Nectaire / Ô Vache qui rit ! / Oh ! Laisse nos doigts nos museaux / Glisser au creux de ton triangle ramollo / Bel / Est-ce le diable qui créa tous ces labels / Apéricube Kiri Boursin Babybel / Comme un troupeau de fromages au goût éternel / Sans moisissures sans odeurs et sans salmonelle / Et jusqu’au fond du fond des sables du Sahel / La vache qui glousse distribue sa crème modèle / Cheese / En dé en cube en toastinette en allégé / Le géant Bel évangélise le monde entier / Ô Vache qui rit ! / Oh ! laisse nos mains maladroites / Amoureus’ment pincer ta tirette écarlate.

JACQUES ET VINCENT

(Ensemble)

J’ai posé mes yeux sous sa robe d’aluminium / des croutes fondues, de la gélatine et du calcium / Quel / Est celui qui lui jett’ra le premier gruyère / Qu’on le plonge nu dans une fondue de Saint-Nectaire / Ô Vache qui rit ! / Oh ! Laisse nos doigts nos museaux / Glisser au creux de ton triangle ramollo.

Constat positif après la chanson: le fromage est plein d’amis, quel beau concert ils nous feraient, s’ils étaient des Enfoirés ! Comment ne pas rêver sur ces scènes de rêves où la variété se confondant à l’avarié, trouverait en fermentant sa vraie distinction ? Où mieux qu’au grenier de la Mothe ? On y fera la comédie musicale du futur mariant science-fiction et retour à la terre: « Le passé est devant nous » n’est-ce pas en substance ce que nous promet chaque fromage ?

JACQUES ET VINCENT

Réunir par exemple Francis Cabrel dans le rôle de Picodon avec Jean-Louis Murat… en Bleu d’Auvergne Maxime Lagiole Leforestier avec Alain Souchon dans Chabichou (Reblosouchon), et Mimi Mathy Crottin de Chavignol Gérard Jugnot dans le rôle de l’Époisse, et Paolo Conté dans… je ne trouve pas, j’ai comme un trou. Le Beaufort ce serait Yannick Noah, et l’Abondance… Le Trou du Cru ce serait Annie Cordy ! Christophe Pont l’Évêque en duo avec Vincent de l’Herbe seraient la Belle des Prés, Bernie Bonvoisin chanteur de Trust jouerait le Roquefort, et Gérard Lenormand le Camembert et Président de la cérémonie, président ? Président Holllande ? Attention pas de boulette, pas de fromage politique, Neufchâtel il est plus ministre, et Jacques Langres ? et le Toubon c’était pas un fromage ?

JACQUES ET VINCENT

D’une opérette ancienne — à l’image des plateaux de notre enfance où tournaient en ronde les filles costumées du rayon beurre et fromage, la jeune fille de Gouda, la vendeuse Mimolette, toutes ces mômes Veermer — nous pourrions passer à l’hyper production musicale, tableaux grandioses accueillant des tribus Livarots, Fourbes d’Ambert ou la troupe des Munsters de Paris, dans une ambiance cave, avec un argot épais « voici le temps des candélabres », atmosphère gothique à trancher au couteau, on tenterait de faire parler fromage jusqu’à ce qu’il crache le morceau.

JACQUES ET VINCENT

Ou encore rêver une grande fresque épique non visitée par Laurant Deutsch, l’épisode historique de la Bataille de Reblochon.

INT. LA BATAILLE DE REBLOCHON

VINCENT

Ah, la bataille de Reblochon ! Une vraie boucherie. Enfin… une fromagerie… David contre Goliath… Dès l’aube, les belligérants sont en place. D’un côté, en plaine, la riche armée des pasteurisés, des standardisés, reconnaissables à leur superbe uniforme blanc, casquette d’aluminium et plateau en polyéthylène, combattants chauffés, thermisés, bouillis, cuits et contrecuits, chevauchant des motoraclettes quinze cent apéricubes, brandissant fièrement des toastinettes à kiri.

VINCENT

A leur tête, la troïka des estampillés — Ah, ils en ont écrémé des champs de bataille ces trois-là ! — Sur l’aile gauche Le Petit Président, seigneur de Lactalis, va-t-en guerre sautillant, suivi de près par ses clones, empruntant tous leurs noms et leurs armoiries à l’ennemi, Brie Président, Emmenthal Président, Conté Président, Chèvre Président, Cantal Président. Au centre le grand Philippe le Babybel, duc de Port-Salut, grimpé sur sa Vache qui rit. Sur l’aile droite, le général Bongrain, alias Tartare Cœur de Lion, arborant au bout d’une pique son célèbre Caprice des Dieux, calisson bleu et lettres d’or. Magnifique armée et ses bataillons aux ordres, bonnes pâtes à tartiner, en tranches, en roues, en boules, en pavés, bataillons aux noms prestigieux, les moelleux, les onctueux, les tendres, les fruités, les fondants, les crémeux, la colonne, entièrement féminine, des allégés, sans oublier la solide brigade de stérilisation et ses bassines de lait upérisé UHT pour ébouillanter l’adversaire, enfin, fermant la marche, le Maréchal de Coulommiers, et ses machines de guerre du dernier cri, mouleuses, presseuses, lisseuses, coagulateurs, empileurs et retourneurs…

INT. RÉCIT MYTHOLOGIQUE DE L’OFFRANDE

Depuis la bible on offre des fromages aux divinités, moins écœurant que ces bains de sang traditionnels ! Abraham sur le point d’égorger le mouton qui remplaçait le fils qu’il devait sacrifier ! Se serait bien contenté de trancher un brebis, avec un peu de miel. Yaveh la manière douce aussi.

JACQUES ET VINCENT

(Complainte amoureuse d’Alphonse Allais, subjonctifs assortis d’une tranche de Brie tendue à une spectatrice.)

Oui dès l’instant que je vous vis/ Beauté féroce vous me plûtes ! / De l’amour qu’en vos yeux je pris, / Sur le Champ vous vous aperçûtes. / Ah Fallait-il que je vous visse, / Fallait-il que vous me plussiez ; / Qu’ingénument je vous le disse, / qu’avec orgueil vous vous tussiez ! / Fallait-il que je vous aimasse ; / Que vous vous désespérassiez. / Et qu’en vain je m’opiniatrasse / Et que je vous idolâtrasse / Pour que vous m’assassinassiez !

Le fromage ne manquent pas de bouquet aussi. Pourquoi toujours se tourner vers les fleurs. Tant de poésies d’amour furent écrites sur ces thèmes courtois. Nous avons gardé la plus courte, et la plus bouleversante.

JACQUES ET VINCENT

(Poème de Charles d’Orléans)

Mon doux cœur, je vous envoie, Soigneusement choisi par moi, Le brie de Meaux délicieux / Il vous dira que malheureux / Par votre absence je languis / Au point d’en perdre l’appétit / Et c’est pourquoi je vous l’envoie / Quel sacrifice c’est pour moi ! (Azincourt, 1415)

JACQUES ET VINCENT

(Liste des fromages devinette)

Ah fromage voilà la bonne madame / Voilà la bonne madame au lait / Elle est du bon lait du pays qui l’a fait / Le pays qui l’a fait était de son village / Ah village voilà la bonne madame / Voilà la bonne madame fromage / Elle est du pays du bon lait qui l’a fait / Celui qui l’a fait était de sa madame / Ah fromage voilà du bon pays / Voilà du bon pays au lait / Il est du bon lait qui l’a fait du fromage / Le lait qui l’a fait était de sa madame.

JACQUES ET VINCENT

Tout ce qui ne donne pas à l’humanité son pain de chaque jour, je n’y crois pas. Son pain de chaque jour, avec quelque chose dessus, j’imagine. (Père Lelong)

VINCENT

Si tu aimes le fromage italien, parmesan à tes amis ! Vouloir construire un golf sur un terrain de gruyère est signe de grand trouble Emmenthal.

JACQUES

Vache qui rit vendredi, dimanche corrida.

VINCENT

Si l’on coupe un cheval avec une ânesse on obtient un bardot. Un âne avec une jument, un mulet. Un cheval avec une chèvre, du Crottin de Chavignol. Pour traverser le Pont l’Évêque, empruntez le passage croûté.

JACQUES

Le fromage a du lait. Quoi ? Adulé ? Non, du lait. Coagulé. Et les vaches ? Ongulées

VINCENT

Le moyen le plus sûr pour obtenir du fromage allégé, c’est d’abstraire la vache. Dans le Port d’Amsterdam, il y a des bars à Gouda.

JACQUES

Deo gratias : Dieu aussi se gratte. Aidons les vaches à ruminer, dit le bienveillant, posant sa fourchette un instant.

VINCENT

A l’heure des repas, la cloche à fromages sonne le gras.

JACQUES

Ecoute, ça sent bon.

VINCENT

Vendre du fromage, ce n’est pas de tout repos : certains crémiers auvergnats sont couverts de bleus.

JACQUES

Je commencerai à boire du lait quand les vaches se mettront à bouffer du raisin. (Toulouse-Lautrec)

VINCENT

Râpé, pour le gruyère, n’est pas forcément signe d’échec : tu côtoies quand même le gratin.

JACQUES

(Un fromage individualisé, le Rocamadour)

Par un propos sans matière grasse, Vincent Roca a fait son fruit de sa légèreté calorique au micro. Libre à chacun d’en abuser, de s’y rincer l’oreille, de se gaver des attraits de sa fraîcheur crémeuse autant que des états moins laiteux, franchement corsés, musqués ou plus qu’à maturité, avancés ! Voire très avancés de son style, selon vos préférences ou rance, hors des limites de fragrance. Bref, toute une déclinaison de saveurs et d’effluves, de moisissures ou d’aspects qui vous assure de trouver le Roca d’amour à votre goût. C’est une pâte souple selon les critères d’une simple analyse sensorielle contrôlée, autant dire du caractère, de la personnalité : jamais pâte molle, jamais ! Egoutté sans tranchage pendant douze heures, il est emprésuré à chaud, ça s’arrête là ! Sa fraicheur déclinante, plus appréciée par les vrais connaisseurs, se caractérise par sa croute encore fleurie, des arômes plus puissants : aspect légèrement velouté qui lui a valu ce nom sentimental… Le Roca d’amour est sensible au maux qu’il inspire, digeste d’abord puisque réparateur par cette naturelle pénicilline qu’il distribue. Mais ça n’enferme pas que de la douceur… Voyez comme il fracasse ! Comme il s’obstine à emboutir tout ce qui passe à portée de sa verve décapante. Bris de mots qu’il exprime en toute atmosphère, qu’il exhale ou qu’il exsude infernalement et c’est sur la tranche la plus ordinaire d’un pain de ménage, en fritot de Rocadamour, en croûte de noix, au chou, en tarte quercynoise qu’il faudra bien de toutes manières le bouffer tôt ou tard, quitte à s’y casser les dents !

JACQUES

(Un texte de Jean-Pierre Verheggen)

Votre attention SVP ! Si je place sous une cloche (à Rome évidemment) / ou dans quelque vieux garde-manger du Vatican / Pie I / Pie II / Pie III / et autres papes de la même famille / fleurant bon la même bonne odeur de sainteté / et si, distrait, je les y oublie / autant de mois qu’ils n’ont régné d’années / qu’est-ce que j’obtiens in fine ? Des camemberts méchamment avancés, pas vrai ? Et que je peux franchement appeler / Pue 1 / Pue 2 / Pue 3 / jusqu’à Pue XII (le plus collabo des calendos) / et qui se mettent à cogner du pied / comme tout un dortoir de récollets de Gerardmer !

JACQUES

Retenons, pour mieux le distinguer, le saint siège de l’esprit pue, shlingue et ne peut se localiser que dans un lieu très aéré, presqu’éthéré, incommensurablement vaste : l’âme de l’homme, et des femmes ne discutons plus sur ce point. Au delà du calcium et de ses odeurs de santé, les humeurs d’un fromage sont la preuve du Saint Esprit seul et sans son trio… Preuve aussi de mauvais Esprit, pour certains fromages insistants.

VINCENT

Si je répète la même opération avec quelques-uns des saints fromages français les plus renommés, et si, redistrait, — il faut me pardonner ! — si par inadvertance je le laisse prendre la même avance que les premiers susnommés eh bien, qu’est ce que j’ai ? Schlingue Benoît, n’est ce pas ? Et schlingue-Nectaire, et schlingue-Florentin, et schlingue-Paulin, et schlingue-Agathon, et schlingue-Albray. Bref ! On a beau être habitué à bouffer du curé, ça reste en travers du gosier.

JACQUES

(La grande colère des généreux, d’André Velter)

La terre nourricière est un foutoir sans nom. Plein de sucs et de sèves. De charniers et de sources. De festins et de fleurs ; Personne ne doute de la férocité qui règne dans les marais, dans les clairières, dans les prairies. Silences trompeurs. Calme propice aux fièvres. Il y a sous les fougères et les mousses d’infinies embuscades qui entretiennent le carnage et les noces. Il y a toute une fermentation de meurtres dans les flaches. Toute une dévorante copulation dans la paille et le grain. Il y a cette besogne sanglante qui mange les écorces. Cette fureur de crocs et de becs, de sabots et de griffes, de plumes et de venin. Qui jouit d’un trop plein de vie, qui épuise les saisons, qui fécondent la mort. La création se joue d’abord au ras du sol. Avec l’humus et la boue. La sable et la cendre. C’est une pâte qui lève à l’ombre. Un prodige composé de ce qu’il décompose. Une alchimie qui n’accepte que de l’or pourrissant. Le temps est le premier levain des ripailles immuables. Des rudiments. Des enfouissements. Des gésines enchaînées jusqu’à la nausée. Tout déborde sous un vent de pollens. Tout jaillit d’une fange éphémère. Tout renaît dans un champ de dépouilles.

JACQUES

(La grande colère des généreux, il continue)

La terre nourricière nourrit à l’aveuglette. Mais avec l’intuition du grand nombre. Le goût fertile et moite d’un éternel retour. Le sens charnel des multitudes. Des théories de poux arpentent les litières. Des colonies de mouches récurent les abattoirs. Ce ne sont que cohortes. Grouillement. Prolifération. Processions de tribus voraces. Ce ne sont que hordes cellulaires jetées dans la mêlée. Essaims de larves endormies. Hardes vouées à l’assaut qui change les prédateurs en nouvelles victimes. Des compagnies de rats se ruent dans les coursives. Des bandes de corbeaux descendent sur les labours. Ce ne sont que rondes renouées. Courses faméliques. Envols précipités. Ce ne sont que tourments sans répit. Attaques sans répit. Agonies sans répit. Et l’alerte toujours. Et l’impulsion toujours d’un lancinant besoin. Au bout des dents. Au creux des reins. Ici le coït est l’énergie. Ici la curée est la loi.

JACQUES

(Affinage, sermon du Maroilles du Père Lelong)

Les uns et les autres nous sommes nés de la dernière pluie ! Ces moines bénédictins, frères en Saint-Benoît au pays d’Avesnes ont chanté les louanges du Seigneur, travaillé à transformer en gras pâturages et en terres de labour un sol couvert de bois et de halliers. Et c’est ainsi qu’ils ont inventé, ce fut vers 960, après une longue période de misère, de massacres et de ruines, ce mets onctueux et puissant, qui mérita d’être appelé, dans ce Nord qui ne passe pas pour céder à l’emphase : la merveille de Maroilles.

JACQUES

(Affinage, il continue)

De même que certains coteaux privilégiés reçoivent, du maître de toutes choses, le soleil qu’il faut pour que la vigne donne un cru, ainsi la vallée de l’Helpe possède les pâturages qui fournissent, de mai à juin et de septembre à octobre, les haloirs orientés au nord-est et les caves d’affinage exposées au sud-est, qui leur envoient de la mer les vents propices chargés d’humidité. A l’instar des vins de marque, le fromage de grande classe connaît les années fastes et les années plus ordinaires. Le maroilles tient au sol et au climat non moins intimement que les grands vins avec lesquels il trouve des accords parfaits: Beaune, Châteauneuf-du-Pape, Côte Rôtie, Moray Saint-Denis, et je ne me retiens pas de citer, au-delà même des Côtes-du-Rhône, dans un des paysages les plus fins et les plus spirituels de Provence, un certain Bandol rouge dont il forme un contrepoint idéal avec lequel je rêverais d’un jumelage qui serait le signe le plus émouvant de l’unité, de l’harmonie et de la santé de la France.

Vincent s’est changé en moine. Froissart, pouvait écrire au seuil de ses chroniques : « Adonc était le Royaume de France, gras, plein et dru, et les gens riches et puissants de grand avoir, ni on n’y savait parler de nulle guerre. » Ego sum pauper chanté par les deux moines.

VINCENT

Passons sur l’œuvre civilisatrice des moines paysans qui ne séparaient pas la culture de l’esprit de celle des champs. Ce qui est certain, c’est que les habitants du pays ont adressé à l’Assemblée Constituante de 1789 une pétition pour conserver leurs moines de Maroilles, dans des termes qui ne laissent aucun doute sur la reconnaissance de la population à leur endroit. Plusieurs d’entre vous qui m’entendez se défendent mal d’une certaine idée qui est dans l’air que nous respirons, tout empesté par des siècles de jansénisme, de moralisme, d’angélisme. On se dit peut-être : Est-il inscrit dans la vocation de ces moines qu’ils doivent se faire fabricants de fromage ? Les Bénédictins de Maroilles ne sont d’ailleurs pas les seuls en cause… Sans parler de Dom Pérignon qui est statufié à Epernay comme inventeur du vin de Champagne et de ses émules, les Chartreux dont le cas est beaucoup plus grave, ce n’est point par hasard que le Livarot est né dans un pays de monastères, et que le Pont-l’Évêque s’est d’abord appelé angelot. Le Saint-Paulin, qui procède du Port-Salut a été créé dans une Trappe, aux confins du Maine et de l’Anjou. Le Munster tient ses lointaines origines de monastères installés, dès le haut Moyen-Âge, sur les deux versants des Vosges. Ce sont des moines du Duché de Parme qui ont inventé de fabriquer, avec du lait écrémé et du safran, le parmesan…

VINCENT

C’est ailleurs qu’il faudrait chercher un sujet d’indignation et de scandale. Hier, sur la route de Saint-Quentin à Maroilles, une vieille femme me parlait du temps où, à l’occasion d’une réjouissance familiale, on achetait du maroilles. Cette brique carrée de 13 cm de côté sur 6 cm environ d’ épaisseur, pesant en principe 740 grammes, coûtait 24 sous. C’était en 1887. Celle qui me parlait avait alors 11 ans. Elle travaillait dans un atelier de tissage de 6 heures du matin à 7 heures et demie du soir. Elle rapportait à la maison 33 sous par semaine pour un travail épuisant. La demi-livre de beurre coûtait 12 sous et le kilo de sucre autant. Je dois vous dire que cette femme est ma mère, et qu’au temps de cette misère qui hurlait l’injustice à la face du ciel et qui doit compter dans les colères du peuple de la société contemporaine, il n’y avait plus de moines, et la Révolution avait été faite depuis longtemps.

VINCENT

Il y a deux façons d’être heureux : avoir plus ou vouloir moins.