Commentaire…

J’étais hier soir au premier rang et tu as salué mes guiboles qui traînaient sur ton chemin. Moi je salue ta performance qui n’est pas le mot qui convient. J’ai rarement vu un comédien œuvrer, s’épanouir, s’éclater, s’envoler, s’évaporer, se donner, et tout créer avec autant de réussite maîtrisée et d’autonomie délirante.

Le texte du début du mec corseté sur ses souliers cirés, et sa semelle de bois clair, est un chef-d’œuvre d’humour caustique, à l’encaustique acerbe et politique. À la fois un ringard de dernière zone et une sorte de Juppé de premier plan, pour ne rien dire de tous les rastaquouères de second rang. Tout part de là car tu as décidé de faire exploser les coutures, de mettre une extraordinaire raclée aux conventions que tu bats et rabats à plates coutures, un peu comme on bat les tapis ou encore les rappels. Plus de corset, tout craque ! Ca finit en chemise comme les pommes de terre ! En avant la zizique ! Quelle bande de son zon zon pépette.

Quelques bouteilles vides, une tarte dans la gueule, un coup de flotte dans un rai de lumière, là-bas, dans un coin sombre sous l’escalier, deux rubans de papier qui choient du ciel, sont-ce des alexandrins, une courte échelle que te tend Verbeverbeheggen entre deux ronflements ? Qui sait ? La mesure est admirable du comédien qui dévisse comme on dit en alpinisme, sans jamais se péter la gueule, se ramasser, allant jusqu’à livrer le reportage de ses fausses sorties — un grand moment ! —, de ses bonds à plat ventre en pleine salle, et hop ! par-dessus la balustrade. Jamais un pied de pris dans le tapis des mots, et dieu sait s’il y en a.

Ah, les rappeurs en prennent pour leur grade. Corps-corps malade sans béquille. L’hybride comme valeur homogène. L’oxygène du désordre. Ca fuse de partout. De Rufus, de Bourvil, des hérauts rigolos du one-man-show mais surtout de toi, le comédien de théâtre fou des mots, qui s’en met jusque-là, une lampée imprononçable de logorrhées jusqu’à la gueule, jusqu’au cerveau. Quelle profession de foi ! Non, de toi ! Corps élastique, voix de soliste d’opéra, violoncelle du délire ; rien n’est lâché dans cet élastique de la folie.

Oui, cette folie que tu incarnes s’évade, se débat, virevolte, tressaute, sort, revient, jusqu’au capuchon de Mike Tison qui plombe tes yeux au final. Hommage à Brel ? Ah, le grand Nord ! Ton spectacle est une chanson de gestes, une valse à mi-temps époustouflante. Et la porte que tu entrouvres pour mieux le refermer sur la gueule noire du verbe où tu t’enfournes. Adieu. Fausse sortie.

Une chose est remarquable : plus d’auteurs (ils sont prétextes), plus de metteur en scène (tu l’es tout toi). Et le public est sur scène (tu le joues). Et quel bordel sur le plateau ! Pas un recoin que tu n’explores et tintes de tes onomatopées articulées sans postillon ni perdre une miette ! Libre, inventif, osant faire parler l’inconscient, l’interdit du soliste, le pipi (tu le fis quasi sur moi comme une danseuse de Jan Fabre), ah, c’est rafraîchissant… Tout ce qu’on ne dit pas lorsqu’on a corseté le théâtre sur ses ergots de basse-cour. C’était soufflant, magnifique et hilarant. Très culotté jusque dans les toilettes.

Tout est tenu d’un bout à l’autre, en pleine liberté d’invention : le Grocq des mots. Voilà ce que tu es, avec fragilité, poésie, une vraie fantaisie lunaire. Ne voulant réciter des banalités à la sortie, conservant la moustille et l’ivresse du verbe dans mon palais, je les gardai par-devers moi pour te les resservir aujourd’hui et, sans originalité, dire bravo à cette audace hardie et l’oreille distanciée de liberté triomphante.

Bien amicalement.

Patrick Roegiers, écrivain.